Nouvel article 1253 du Code civil : coq Maurice 3, néo-ruraux pénibles 0

La loi n°2024-346 du 15 avril 2024 visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels codifie la jurisprudence relative aux troubles anormaux du voisinage. Un régime général et une cause d’exonération, avec un objectif affiché : réduire le contentieux lié aux activités agricoles. Un signal bienvenu à la ruralité face aux Parisiens aux oreilles sensibles, ou l’énième manifestation démagogique de l’inflation législative quelques mois après la “crise des agriculteurs” ? On fait le point.

Postérité juridique du coq Maurice

Tout commence en 2017 dans la petite commune charentaise maritime de Saint-Pierre d’Oléron, sur l’île du même nom. Un couple de retraités de Haute-Vienne en villégiature dans leur maison secondaire se plaint du bruit causé par le coq de ses voisins. L’affaire prend des proportions nationales, et anime les passions. “C’est une affaire qui doit se résoudre à l’apéro, pas devant vous, Madame la Présidente”, plaide Me Papineau, l’avocat des propriétaires du coq, devant le Tribunal correctionnel de Rochefort en juillet 2019. En septembre, le tribunal rend une décision favorable au coq chanteur (TI Rochefort-sur-Mer, 5 septembre 2019, n°11-19-000233), estimant que la caractère épisodique et de faible intensité du chant, ainsi que l’éloignement du centre-ville de son auteur, ne permettaient pas de qualifier l’anormalité du trouble. Coq Maurice 1, néo-ruraux pénibles 0. Pensons à l’huissier, dépêché trois fois au petit matin pour enregistrer les gazouillis de Maurice entre 6h30 et 7h du matin ! Maurice est décédé en 2020, après une belle vie de chants.

Le bruit et l’odeur… de la campagne

Fallait-il légiférer ? C’est la position du député de la Lozère, département le moins densément peuplé de France métropolitaine, Pierre Morel-À-L’Huissier. Une proposition de loi plus tard, et nous voilà avec la loi n°2021-85 du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises. Surnommée “Loi Maurice”, cette loi modifie l’article L.110-1 I. al. 1 du Code de l’environnement en y incluant deux éléments :

Les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, les sons et odeurs qui les caractérisent, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l’air, la qualité de l’eau, les êtres vivants et la biodiversité font partie du patrimoine commun de la nation. Ce patrimoine génère des services écosystémiques et des valeurs d’usage”.

Cette loi répondait aux “conflits de voisinage” initiés par les “nouveaux habitants” en zone rurale, et visait à sanctuariser le caractère et les aspects sensoriels des zones rurales déplaisant aux néo-ruraux fuyant le confinement dans les villes ainsi qu’aux autres nouveaux habitants du type des retraités de l’affaire Maurice. La stratégie était assumée : exclure des troubles anormaux du voisinage ceux liés aux nuisances rurales sonores et olfactives. Coq Maurice 2, néo-ruraux pénibles 0.

Quelques mois après les manifestations d’agriculteurs est promulguée la loi n° 2024-346 du 15 avril 2024 visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels, créant le nouvel article 1253 du Code civil. L’agricultrice et députée du Morbihan Nicole le Peih déclarait que « cette disposition a également pour objectif de répondre aux préoccupations du monde rural. Elle tend en effet à limiter les conflits de voisinage entre les nouveaux habitants d’un territoire et les acteurs, notamment économiques, culturels ou encore touristiques, déjà établis sur celui‐ci » (exposé des motifs de la proposition de loi n°1602 enregistrée le 20 juillet 2023).

Alors, Coq Maurice 3, néo-ruraux pénibles 0, ou est-ce plus compliqué ?

Pourquoi codifier la jurisprudence dans l’article 1253 du Code civil ?

Les troubles anormaux du voisinage (TAV) n’étaient pas une notion codifiée, mais jurisprudentielle, depuis un arrêt de la Cour de cassation de 1971 dégageant une responsabilité de plein droit du fait de ces troubles (Civ. 3e, 4 février 1971, n°69-12.528). Ainsi, les juges dégageaient une responsabilité sans faute des TAV.

Quelques années plus tard, en 1986, la Cour complétait ce principe général du droit par “le principe suivant lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage” (Civ. 2e, 19 novembre 1986, n°84-16.379). Ainsi, le régime de responsabilité des TAV devenait objectif et autonome, notamment des articles 544 et 1240 du Code civil. La responsabilité de l’auteur du trouble était engagée en cas d’existence d’un dommage, de l’anormalité du trouble, et d’un lien de causalité entre les deux.

Le nouvel article 1253 al. 1 du Code civil dispose de la définition du TAV :

“Le propriétaire, le locataire, l’occupant sans titre, le bénéficiaire d’un titre ayant pour objet principal de l’autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d’ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs qui est à l’origine d’un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage est responsable de plein droit du dommage qui en résulte.

Le deuxième alinéa de l’article dispose ensuite de la cause d’exonération de responsabilité pour occupation antérieure destinée à protéger les agriculteurs et autres ruraux des charges des “nouveaux habitants”, auparavant à l’article L.113-8 du Code de la construction et de l’habitation, désormais abrogé par la loi d’avril 2024 :

“Sous réserve de l‘article L. 311-1-1 du code rural et de la pêche maritime, cette responsabilité n’est pas engagée lorsque le trouble anormal provient d’activités, quelle qu’en soit la nature, existant antérieurement à l’acte transférant la propriété ou octroyant la jouissance du bien ou, à défaut d’acte, à la date d’entrée en possession du bien par la personne lésée. Ces activités doivent être conformes aux lois et aux règlements et s’être poursuivies dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine d’une aggravation du trouble anormal”.

Le juge, seul souverain de l’appréciation de l’anormalité d’un trouble

L’élément subjectif de l’appréciation du TAV, à savoir l’anormalité du trouble, est apprécié souverainement par le juge. Ainsi, le contexte est toujours pris en compte, de sorte qu’il est de jurisprudence constante que la cause d’exonération de l’ancien article L.113-8 du Code de la construction et de l’habitation est toujours appréciée in concreto. Il est fort probable qu’il en soit de même pour le nouvel article L.311-1-1 du Code rural et de la pêche maritime. A titre d’exemple, ainsi qu’on l’a vu, il a pu être jugé que le chant d’un coq une demi-heure chaque matin dans un village rural n’était pas un TAV (TI Rochefort-sur-Mer, 5 septembre 2019, n°11-19-000233). En revanche, la Cour de cassation a reconnu un TAV constitué par des chants de coq et des coassements de grenouilles eu égard à leur intensité et à leur répétition (Civ. 2e, 18 juin 1997, n°95-20.652, et Civ. 2e, 14 décembre 2017, n°16-22.509). Aussi “normal” que soit le coq en zone rural et aussi naturel que soit le fait qu’il chante, il est possible de qualifier l’anormalité de ce fait selon les éléments de contexte (pour encore un chant de coq constituant un TAV : CA Dijon, Ch. 1 Sect. 1, 2 avril 1987).

Ainsi, le pouvoir d’appréciation souveraine du juge est une garantie contre le tentant manichéisme anti-urbains. Un arrêt de la Cour d’appel d’Amiens de 2022 rappelait cette exigence :

“Sur le fond de l’existence de troubles anormaux de voisinage, il n’appartient pas à la cour, d’une manière générale, de dire si par principe les habitants des zones rurales doivent supporter toutes les conséquences, y compris les plus dommageables, des exploitations agricoles à raison même de ce qu’ils ont fait le choix de résider en zone rurale. Il sera simplement observé que l’existence d’une réglementation spécifique, notamment en termes de distance minimum entre les différents ouvrages agricoles et d’habitation, démontre suffisamment que certains impératifs, notamment de santé ou de salubrité publique, doivent, même en zones rurales, être pris en compte” (CA Amiens, 8 mars 2022, n°18/04-143).

Mieux, l’arrêt rappelait que l’anormalité est toujours appréciée au regarde du contexte :

“L’anormalité du trouble ne repose sur aucune définition précise. Elle suppose, pour être caractérisée, une appréciation in concreto en fonction, notamment, de la destination normale et habituelle du fonds troublé, de la nature de l’environnement, de la situation respective des propriétés ou encore des circonstances de temps et de lieu”.

Si certains voyaient dans la loi du 15 avril 2024 l’occasion de sanctuariser la présence de coq et autres animaux bruyants et odorants peu importe le contexte, leur espoir a peu de chance d’être comblé. Et oui, tout n’est pas rose à la campagne : même les Parisiens en vacances ont le droit de dénoncer l’anormalité de troubles du voisinage !

Une loi efficace et bienvenue ou inutile et démagogique ?

L’article L.311-1-1 du Code rural et de la pêche maritime ne fait que décliner l’exception prévue à l’alinéa 2 du nouvel article 1253 du Code civil, qui ne fait que codifier la jurisprudence : l’occupant d’un bien situé à côté d’une installation créatrice d’un trouble anormal de voisinage ne peut s’en plaindre si ledit trouble préexistait à son arrivée et s’il ne s’est pas aggravé ensuite. Il est à noter que cette exception d’antériorité existait déjà avant le nouvel article 1253 du Code civil. Aussi, le pouvoir souverain du juge quant à l’appréciation de l’anormalité d’un trouble du voisinage est-il également consacré… Mais alors, cette loi est-elle réellement utile ou ajoute-t-elle une couche de millefeuille législatif ?

Nicolas Vermeulen, juge des contentieux de la protection, commentait la volonté d’une telle codification en se désolant de la frénésie législative presque démagogique de certains législateurs. Amandine Cayol, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, dénonçait carrément une nouvelle victoire du “lobby agricole” ! Face à la loi de 2021 sur le patrimoine sensoriel des campagnes, Elisabeth Botrel, également maître de conférences en droit privé, s’inquiétait de la volonté du législateur de légiférer sur la notion de normalité. 

D’un autre côté, l’avocat et professeur associé à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, Arnaud Gossement, relativisait les effets de la loi du 15 avril 2024 : “L’intention affichée des députés à l’origine de ce texte ne devrait, à notre sens, pas produire d’effets sur le contentieux du trouble anormal de voisinage, ce compris lorsque le trouble provient d’une activité agricole. Pour autant, il est tout à fait possible que cette loi constitue un « premier pas » avant que d’autres lois ne s’attachent à réduire encore le contentieux du trouble anormal de voisinage procédant d’activités agricoles. On se rappelle de ce communiqué de notaires bretons présentant en 2019 une clause incluse dans des actes authentiques de vente afin de prévenir les acheteurs de potentiels troubles normaux du voisinage dans la campagne : certains ressentent ainsi au contraire un grand besoin de mesures, même symbolique, pour tarir le flux de contentieux lié aux TAV en campagne et zones agricoles.

Ainsi, il est possible de conclure que ce nouvel article 1253 du Code civil est une mesure plus symbolique qu’autre chose, comme chaque codification à droit constant. Pas de Grand Soir agricole, pas de formule magique pour résorber les frictions sociales : simplement un signal envoyé à une France dont le sentiment d’être méprisé est loin d’être une illusion. Le coq Maurice et la tripotée de lois qui ont suivi cette affaire ont eu le mérite de braquer les projecteurs sur le problème des troubles de voisinage en zone rurale et de proposer une solution symbolique : se rappeler que la notion de normalité, si elle ne peut se résumer à une définition stricte, ne doit pas être détachée du bon sens.

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